L'homme qui fait chanter
le bois
Le fabricant de violons
Frank Eickmeyer sur les traces de Stradivarius
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La lune elle aussi joue du violon.
Lorsqu'un virtuose touche les cordes, le vent, le temps qu'il
fait, la nature, tous les éléments l'accompagnent!
Lorsque le fabricant de violons Frank Eickmeyer parcourt les routes
escarpées et sinueuses des Dolomites au volant de sa camionnette,
il effectue une sorte de voyage spatial, à la manière
d'un astronaute.
Au dessus de la ligne des 1200
mètres, il recherche le bois d'épicéa susceptible
de donner le meilleur son ; c'est pour cela qu'il a consulté
le l'almanach avant de commencer son périple.
Il y a une règle d'or
: "L'arbre doit être abattu à la lune descendante.
Ce n'est que lorsque la sève se trouve dans les racines
que le bois possède de bonnes qualités acoustiques
et que l'on peut le travailler et obtenir ainsi les cavités
aux résonances harmoniques. Aux autres quartiers de lune,
le bois est trop humide et de ce fait les tensions internes restent
dans l'instrument sans jamais en sortir ; l'instrument gardera
toujours la tension en lui, sans pouvoir l'exprimer ".
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Frank Eickmeyer, (qui
est le fils de l'ancien maire de Constance), pourrait s'adresser
à des marchands de bois acoustique, pourtant il préfère
grimper lui-même à plus de 1000 mètres
d'altitude accompagné d'un garde forestier. C'est
lui qui sélectionne sur place les sujets dont seront
faits ses instruments.
Je veux voir l'arbre et
comprendre comment il a poussé " Il est très
rare de trouver un arbre sans aucune tension. Il y a des
arbres gigantesques qui ont subi de fortes tensions, alors
que d'autres n'en ont subi que très peu. Une fois
l'arbre à terre, Eickmeyer s'agenouille devant et
appuie son oreille contre la coupe fraîche tandis
que la garde forestier donne de petits coups de marteau
de l'autre côté. Si le bois " chante "
il fera un bon instrument.
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Mais pourquoi donc un
Souabe comme Eickmeyer s'est-il installé à
Bologne ? " La forza del destino : on n'échappe
pas à son destin " répond-il en souriant.
Tous les membres de sa
famille jouent d'un instrument. " Le petit Frank avait
un talent naturel pour le violoncelle " dit le Frank
adulte. " J'ai vécu à Meersburg, près
d'une grande forêt. Le bois m'a toujours fasciné
depuis ma plus tendre enfance " . Il a suivi une école
Steiner, institution qui cultive avant tout les talents
artistiques et musicaux. " Un jour, à la fin
d'un concert, j'ai brusquement éprouvé un
doute. J'ai ressenti le caractère éphémère
de la musique. Après les applaudissements de la fin,
une sensation plaisante reste dans l'air, et rien d'autre,
alors qu'un instrument est une chose matérielle qui
peut continuer à jouer pendant des années
et même des siècles. Voilà comment j'ai
décidé de devenir fabricant de violons. Maintenant,
lorsque je construis un instrument, j'ai l'impression de
jouer
et vice versa " .
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Il fallait alors décider
où faire les études : à Mittenwald
(Bavière) ou à Crémone, la capitale
de la lutherie italienne ? Frank a posé sa candidature
pour les deux villes. Il savait bien que l'école
de Mittenwald était une sorte de rêve, car
il n'y entre chaque année que sept lauréats
pour 1000 candidats. L'examen d'entrée consistait
en trois épreuves : d'abord, construire une "
rose " , puis des " volutes " ou divers dessins
techniques, enfin jouer d'un instrument. En Allemagne, où
tout tend à être plus difficile, on doit faire
entre 6 et 8 années d'études pour obtenir
le titre de Meister, mais une fois ce titre obtenu, on a
le droit de commencer son activité professionnelle.
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Alors qu'il se trouvait
en Italie, il rendit visite à Gubbio afin de goûter
à l'ambiance de l'atelier de Maestro Guatiero Spataffi,
puis il se rendit à Crémone. C'est là
qu'il apprit, à sa grande surprise, qu'il avait été
admis à la célèbre école de
Mittenwald. " Tu ne peux pas laisser passer une telle
chance ! " lui dirent ses amis. Pourtant il restait
indécis, car celui qui a été nourri
un temps au sein de " Mamma Italia " peut difficilement
la quitter.
Finalement Frank s'installa
en Haute Bavière, s'imaginant en rêve qu'il
faisait de l'auto-stop au col du Brenner dans l'espoir de
retourner aisément en Italie. La discipline était
extrêmement stricte, très proche de celle de
la caserne du " Gebirgsjager ", les chasseurs
alpins bavarois.
Les professeurs étaient
extrêmement durs , le mot " artiste " était
considéré comme une insulte, les filles pleuraient
souvent, il décida donc de revenir à Crémone
où il termina sa formation auprès de Maître
Renato Scrollavezza et obtint son diplôme final de
l'école de musique " Arrigo Boito " . Il
put alors ouvrir son propre atelier à Bologne, via
del Fratello, sous les vieilles arcades si typiques de cette
fascinante ville universitaire. Via del Fratello est une
longue rue étroite partiellement réservée
aux piétons. Sitôt installé dans ce
lieu, Frank se mit à jouer en plein air pour essayer
les instruments qu'il venait de fabriquer.
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Un fabricant de violon
allemand à Bologne ? Rien de vraiment nouveau, dit
l'historien. déjà en 1492 (alors que le luth,
et non pas le violon, était l'instrument à
cordes roi), un certain Hans d'origine allemande, que les
Bolonais surnommèrent " Giovanni dei Liuti ",
était installé Piazza Maggiore, la grande
place centrale. Lukas Maler, qui mourut à Bologne
en 1552, est considéré par les experts comme
le " Stradivarius du luthe " , les puissants Fuggers
d'Augusta figuraient parmi ses clients. De véritables
dynasties de fabricants d'instruments de musique furent
fondées à l'ombre des Deux Tours par des importateurs
de précieux bois de Bavière, parmi lesquels
Mak Unverdorben et Hans Pos. Une communauté allemande
a toujours existé et vécu en harmonie dans
la ville de Bologne. Frank Eickmeyer identifie ses instruments
par une traduction italienne de son nom : " Francesco
Dalla Quercia " . Les violons italiens sont les meilleurs
et les clients ont tendance à privilégier
les fabricants italiens. Tout autant que Crémone,
Bologne peut s'enorgueillir d'une grande tradition de lutherie.
Oui Crémone. Les
violons, violes et violoncelles construits par les Anciens
Maîtres de Crémone, notamment Stradivarius
et Guarnieri, valent plusieurs millions de dollars. Le public
se rue dans les salles de concert lorsque, par chance, on
peut y entendre un de ses instruments extrêmement
rares.
Un Stradivarius a une
sonorité claire, harmonieuse et pénétrante,
qualités qui tiennent à sa structure même.
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Les connaisseurs disent
qu'il évoque le hautbois et le qualifient de "
Apollinien ", alors que celui issu d'un Guarnieri,
bien que peut-être moins parfait, a une qualité
plus douce et " Dionysiaque ". La note "
sol " qu'il produit est d'une profondeur incroyable,
comme si elle provenait de la terre elle-même.
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En respectant ces repères
classiques et en observant une formule empirique basée
sur les trois piliers principaux (à savoir le matériau,
la fréquence et le poids spécifique des pièces
de bois qu'il utilise) Frank Eickmeyer a réussi à
obtenir des résultats en amélioration constante
au cours des 15 dernières années. Il explique
" j'essaie de tout prendre en considération.
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Chaque client a des exigence
spécifiques selon qu'il joue dans une formation de
chambre, en tant que soliste ou dans un grand orchestre.
Ma méthode de travail varie en fonction. " Un
violoncelle fabriqué par Frank Eickmeyer vaut actuellement
environ 15 000 euros, une viole 8 000 et n violon 7 000.
Ses clients sont aussi bien des amateurs que des professionnels
du monde entier. Kentaro Yoshii, premier violoncelle de
Orchestre Symphonique de Vienne, joue sur un Dalla Quercia.
" Le fait qu'il m'ait fait la commande d'un quartette
à cordes complet, ajoute-t-il, m'a permis de donner
corps à mes conceptions personnelles au cours de
la création d'un organisme acoustique à la
fois multiple et unique.
Les Chinois sont en train
de se lancer sur le marché. La plupart d'entre eux
ont étudié à Crémone, ils utilisent
du bois himalayen et leurs prix sont extrêmement compétitifs.
Néanmoins, le son de leurs instruments, bien que
plein et rond, manque de puissance. Et que dire de la technologie
? Que penser de la copie assistée par ordinateurs
de vieux instruments ? Frank fait non de la tête :
" Des sommes énormes ont été dépensées
sur ce projet, mais jusqu'ici, ça n'a rien donné.
Un violon est plus qu'une boite avec des cordes. On ne construit
pas un bon instrument sans la touche d'un vrai Maestro "
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Veit Mölter
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Le luthier court
après le voleur et le violon
"La Repubblica" - Bologna,
April 11, 2000
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Lorsque j'ai ouvert le
vieil étui, je me suis rendu compte immédiatement
qu'il s'agissait d'un " Poggi " de 1968. J'ai
commencé à observer la forme, la volute, le
lissage tout particulier... Aucun doute possible : le violon
volé deux mois auparavant était là,
devant moi !
Frank, le luthier de la
via del Fratello, a récupéré le précieux
instrument, estimé à 100 millions de lires
italiennes (environ 50 000 dollars ou euros). Il l'a récupéré
après une course poursuite. Le violon avait été
dérobé en février dernier à
un musicien de l'orchestre du Teatro Comunale.
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Un jeune italien est entré
dans sa boutique il y a quelques jours déclarant
qu'il avait trouvé le violon dans son grenier, qu'il
ne savait pas grand chose du violon et qu'il cherchait à
le vendre. Lorsque le luthier vit le violon, il se rendit
compte que, étant donnée la valeur de l'instrument,
il pourrait avoir de sérieux problèmes. Comprenant
que le violon avait été volé, il décida
de prendre son temps. " Je n'ai pas d'argent sur moi
en ce moment - dit-il - mais nous pourrions peut-être
aller voir un vieux collectionneur, il l'achètera
sûrement ".
Le garçon parut
le croire et tous deux partirent donc vers la via Pietramellara.
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En marchant, Frank gardait l'il sur l'étui.
La boutique du collectionneur était fermée
et Frank décida alors d'amener le garçon au
poste de police de la voie S. Rocco.Mais au moment où
il sonna à la porte, le garçon comprit ce
qui se tramait et chercha à s'échapper en
courant.
Frank réussit à lui arracher le violon des
mains et essaya même de rattraper le voleur, mais
il le perdit de vue via S. Felice.
Frank ouvrit alors l'étui, le violon était
très humide et il découvrit même quelques
photos du propriétaire. Frank en fut troublé
un instant et eut un doute : le garçon avait peut-être
effectivement trouvé le violon dans son grenier.
Quoi qu'il en soit, le violon est revenu entre les mains
de son propriétaire et Frank espère recevoir
une récompense. Ca n'a pas été facile
de récupérer ce violon répète-t-il.
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